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15 février 2018 4 15 /02 /février /2018 00:44

 

Elle ne sait pas ce que cette photographie fait là, dans cette boîte, au milieu des autres. Rien ne l'y relie. Ni le «  style  », ni le format, ni l'ancienneté. C'est une image bien plus récente, une image du début des années 1990. Elle en est sûre bien qu'elle ne pourrait plus donner la date exacte  ; elle en est sûre parce que cette image, au contraire de toutes les autres et même si elle ne se souvient pas véritablement l'avoir fait, c'est vraisemblablement elle-même qui l'a prise.

C'est un cliché en couleurs de format 9,5 x 13, de qualité plus que médiocre. Contraste avoisinant le zéro, teintes désaturées, grain épouvantable dû à une faible lumière sans doute compensée par une profusion de ASA. Le cadrage est lui-même approximatif  : si le sujet est à peu près centré, la ligne d'horizon penche dangereusement sur la gauche, comme si la photographe avait été déséquilibrée. Ou ivre.

L'image représente une baraque à frites. Une sorte de «  Schnellimbiss  » sans client(e)s, perdu sur une place immense, une petite lueur sur un océan de neige boueuse. On sent d'ici l'huile frelatée, la bière douteuse, le pain mou et la moutarde à bon marché. On entend les toussotements du groupe électrogène. Il fait nuit. C'est la fin de l'hiver ou peut-être le tout début du printemps.

Elle ignore pourquoi elle a photographié cela. Peut-être pour garder quelque chose. Peut-être pour se donner une raison d'être là.

Nous sommes à Wrocław en 1992 ou 1993 et la Pologne qui n'en est plus à son coup d'essai quitte tout juste la tutelle soviétique pour sombrer sous le joug capitaliste. La ville éventrée semble sortir de la guerre  ; aussi loin que porte le regard tout n'est que grisaille, ruines et gadoue. Comme la photographe elle-même, d'ailleurs, alors au plus profond de ses éthers et de ses démons. Échouée là presque par hasard. Et qui ne se souvient pas de tout.

C'était un de ses derniers vrais grands voyages. Elle avait débarqué en Silésie par un invraisemblable entrelacs de circonstances, suivi des idées qui n'étaient pas les siennes puisqu'à cette période de son existence elle n'était plus guère capable d'en avoir. Elle avait débarqué dans un camion venu d'Allemagne, avec un petit groupe venu implicitement voir s'il n'y avait pas quelque chose à «  anschlusser  » après l'abandon du bloc communiste. Des ceusses aux allures de fausses(-aux) aventurières(-ers), des ceusses qui avaient trop écouté Wagner et ne trouvaient pas «  Wrocław  » parce que sur leur carte routière était encore écrit «  Breslau  ».

Dans la cabine surpeuplée ça sentait le schnaps, le shit et le stupre. Et elle, après tout, à l'époque elle n'en demandait pas plus.

Après  ? Après, plus rien. Un grand trou. Des bribes. Une chambre dans un hôtel qui avait sans doute jadis été luxueux, un bâtiment aux couloirs sombres et aux plafonds démesurément hauts, des tables rondes alignées en rangs d'oignons sous de fastueux lustres auxquels manquaient les trois quarts des ampoules, l'eau qui coulait marron et à grands bruits dans les lavabos, la vodka détaxée, l'éparpillement du «  groupe  » suite à on-ne-sait-quel conflit interne, les déambulations solitaires sur les rives cradingues de l'Odra, les chutes sur les trottoirs défoncés, les rencontres dont il ne reste rien, hormis peut-être une brève sororité avec une punkette de presque deux mètres qui faisait régner la loi sur le parvis de la gare. Et qui dans un approximatif mélange de français et de polonais l'appelait «  Petite świnia  ».

Et puis cette baraque à frites.

Et puis deux ou trois jours plus tard les derniers zlotys pour un train vers l'ouest.

Toute seule.

 

***


Un quart de siècle plus tard la vieille dame tourne et retourne la photographie dans sa main. «  Ce sont finalement les images ratées qui racontent le mieux l'Histoire  », lance-t-elle avant de replacer définitivement le cliché dans sa boîte.

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commentaires

M
encore bien écrit...et plus facile à lire que sur Fb...<br /> <br /> mais un peu de mal à lire,mes yeux se ferment. levé depuis 3h du mat...<br /> <br /> continue à écrire....
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